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Le Blog du Pollen Iodé

La vieille planète

                Quand les humains découvrirent la planète Anavrin, leur chauvinisme géocentrique en prit un coup, car ce nouveau monde était à tous égards bien plus agréable que la Terre. Les températures y variaient peu, ne tombant jamais en-dessous de vingt-cinq degrés Celsius et n’excédant jamais la limite des trente-cinq. La pluie ne tombait que la nuit et ne gênait donc pas les activités diurnes, de plus sa durée était toujours la même et le moment où elle commençait à tomber était prévisible à une heure près, car dans une même région elle se produisait toujours durant la même période, même si elle ne se manifestait pas au même instant partout en même temps. Les phénomènes météorologiques tels que la neige, la grêle, l’orage, la tempête, les tornades ou les cyclones étaient inconnus ; la stabilité des plaques tectoniques était telle qu’elle ne permettait jamais qu’ait lieu le moindre séisme ni le moindre raz-de-marée ; il arrivait que certains fleuves débordent mais les crues étaient, comme la pluie, très prévisibles et sans gravité. La planète possédait quelques chaînes de volcans mais tous étaient éteints depuis une éternité. Les montagnes étaient érodées, d’altitude assez faible et faciles à escalader. Il n’y avait pas d’océans, mais un grand nombre de mers de taille moyenne et des cours d’eau équitablement répartis sur l’ensemble du globe, qui bénéficiait d’une irrigation parfaite. Il n’y avait pas de zones désertiques sableuses ni de régions prises sous les glaces ; les contrées ni montagneuses ni maritimes étaient soit des prairies, soit des jungles, toutes aussi luxuriantes les unes que les autres et dont la flore comme la faune variait en fonction du lieu.

                Les animaux avaient tous un régime herbivore, aussi la prédation et la mort violente pour des raisons autres qu’accidentelles étaient-elles inconnues parmi eux. Aucune de leurs espèces n’avait développé de civilisation à proprement parler, mais un grand nombre d’entre elles avaient un niveau d’intelligence comparable à celui de nos chimpanzés, nos dauphins, nos loutres de mer, nos corbeaux et nos perroquets, en sorte que quelques éthologues humains pouvaient, s’ils le voulaient, enseigner la langue des signes ou un système de communication similaire à des individus de diverses races locales, à condition de commencer leur éducation alors qu’ils étaient encore dans l’enfance, ce qui leur permettaient d’avoir de petites conversations avec eux, pourvu que ces dernières ne prennent pas une tournure trop abstraite. Les animaux étaient pour la plupart pacifiques et amicaux, on observait des luttes et des rivalités dans certaines espèces mais elles ne relevaient guère que du sport. Anavrin étant un monde beaucoup plus vieux que la Terre, les animaux et les végétaux autochtones qui avaient jusqu’alors survécu à l’extinction se caractérisaient par un système immunitaire très solide, les maladies étant de toute façon devenues fort rares, chez eux, faute d’organismes où elles auraient pu se développer à l’aise ; celles qui subsistaient n’étaient même pas aussi gênantes que des rhumes.

                Bêtes, plantes et paysages sur Anavrin étaient généralement tous d’une grande beauté et l’air y était respirable pour des humains, en sorte qu’il aurait été aisé pour ces derniers d’y émigrer, mais le diamètre du globe était trois fois supérieur à celui de la Terre et les années comme les journées environ dix fois plus longues, ce qui sembla devoir provoquer quelques difficultés logistiques et découragea l’installation humaine. Cet état de fait satisfit plutôt les zoologistes, qui purent ainsi étudier la faune sans s’inquiéter des éventuels effets destructeurs qu’auraient risqué de causer une invasion étrangère. La question qu’ils se posaient étaient la suivante : au vu des conditions de vie extrêmement favorables qui régnaient sur cette planète idyllique, comment se faisait-il que celle-ci ne soit pas déjà envahie par les espèces innombrables dont l’épanouissement n’était que trop encouragé, et comment Anavrin n’était-elle pas déjà devenue un enfer dévasté par la surpopulation ? En ce qui concernait la régulation du peuple des plantes, l’énigme était vite résolue : celles-ci poussaient copieusement, mais lentement ; de plus, elles étaient abondamment broutées par leurs compatriotes plus mobiles. Le cas des animaux était plus mystérieux parce qu’on ne trouvait chez eux ni mâles ni femelles, pourtant ils devaient bien se reproduire parce que pour toutes les espèces on trouvait des œufs correspondants et dès qu’on passait un peu de temps à examiner n’importe quelle race, on constatait vite que celle-ci comptait une importante proportion de juvéniles, parfois pris en charge par les adultes, parfois autonomes dès la naissance, suivant la variété étudiée. En revanche, on n’observa jamais de copulation.

                Les chercheurs installèrent des caméras cachées un peu partout dans toutes les jungles et équipèrent de puces électroniques de nombreux spécimens, pour savoir d’où venaient les bébés d’Anavrin. Ils finirent par trouver l’explication : à la fin de leur vie qui, comme celles des plantes, durait très longtemps si elle n’était pas interrompue par une intervention extérieure, les animaux se choisissaient chacun un partenaire en compagnie duquel ils s’enveloppaient dans une sorte de cocon, semblable à la chrysalide d’une chenille et fait à partir d’une substance produite par une glande spécialisée dont était équipé tout individu normalement constitué. À ce que comprirent les scientifiques, les corps des deux « parents » se liquéfiaient à l’intérieur du cocon qui, quant à lui, se durcissait au contraire pour former ce qui avait bien l’apparence d’un très gros œuf. Longtemps plus tard, l’œuf s’ouvrait et il en sortait un individu unique et juvénile, dont le patrimoine génétique était constitué d’un mélange de ceux de ses deux géniteurs désormais disparus, ou fusionnés et réincarnés en lui si l’on préfère. C’est ce qui expliquait pourquoi Anavrin ne connaissait pas le surpeuplement : pour créer un nouvel individu, il fallait en « liquider » deux au préalable et qu’il n’arrive aucun accident à l’œuf pendant que le petit était encore en train de se former à l’intérieur, sans quoi, évidemment, il ne naissait pas, auquel cas l’œuf finissait par pourrir et se décomposer à la longue. Il arrivait que plus de deux individus s’associent pour former un cocon ; il arrivait aussi qu’une mutation génétique, récurrente mais sautant apparemment des générations et se manifestant sans suivre de loi détectable, fasse gonfler des œufs dont il pouvait sortir jusqu’à une ou deux dizaines d’individus au lieu d’un seul. Ces anomalies bienvenues évitaient que les espèces ne disparaissent, ce qui serait fatalement advenu si la nature locale avait appliqué systématiquement la règle des deux parents disparus pour un bébé vivant, divisant nécessairement la population par deux à chaque génération et causant une extinction de masse assez rapide. L’un dans l’autre, l’équilibre était suffisamment bien établi pour que la vie se maintienne, mais cela expliquait comment Anavrin faisait pour n’héberger jamais plus d’habitants qu’elle n’en pouvait supporter.

                Certains des découvreurs de ce curieux mode de propagation le trouvèrent incroyablement romantique, d’autres, incroyablement morbide. De toute façon, il s’agit d’un chemin évolutionnaire propre à cette vieille planète confortable, située à des centaines d’années-lumière de chez nous ; sur Terre, il n’y aurait pas de raison pour que les choses prennent une tournure équivalente un jour.

 

Fin

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