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Le Blog du Pollen Iodé

Reprocher l’ignorance

                L’ignorance est-elle répréhensible ?

                À première vue, non. Le fait que mon voisin sache des choses que j’ignore, et réciproquement, est inévitable ; reprocher à l’ignorance d’exister serait comme reprocher aux nuages de produire de la pluie. De plus, le fait que nous ayons des connaissances différentes permet à chacun de nous de compenser les lacunes de l’autre ou des autres sur les sujets concernés. De ce point de vue l’ignorance, à moins d’être totale, est même un avantage parce qu’elle permet des relations enrichissantes, d’un genre qui ne pourrait se développer entre personnes sachant exactement le même chose.

                D’un autre côté, l’ignorance n’est pas typiquement considérée comme une qualité, pour des raisons évidentes. Elle conduit à l’erreur, ce qui, à la rigueur, peut n’être un inconvénient que pour le seul individu ignorant sans affecter les autres ; mais, en réalité, l’ignorance d’un individu peut aussi constituer un danger pour d’autres que lui-même. Par exemple, quelqu’un qui décide de faire un trajet en voiture sans avoir appris à conduire risque fort de blesser ou de tuer ses congénères. Dans ce cas, on peut certainement reprocher à l’individu son ignorance, au moins dans la mesure où celle-ci se combine au fait que l’intéressé se comporte comme s’il n’était pas ignorant – une personne ne sachant pas conduire et s’abstenant de circuler en voiture n’est un danger pour personne sur ce point et on ne peut pas donc pas légitimement lui reprocher son ignorance à ce sujet.

                L’ignorance est donc répréhensible quand un individu, étant en mesure de se rendre compte qu’il dispose d’informations insuffisantes dans le domaine concerné, se comporte tout de même comme s’il en savait suffisamment, ce qui risque de le rendre dangereux pour ses congénères et pour lui-même. Il semble donc que si quelqu’un est ignorant, l’admet et n’agit pas comme s’il était suffisamment renseigné, ce n’est pas répréhensible. Cependant, on peut être ignorant d’un sujet, ne pas avoir connaissance de son ignorance, et devenir un danger de ce fait – par exemple, un individu qui servirait des champignons vénéneux à des convives sans savoir qu’ils sont vénéneux est dangereux pour eux ; s’il ne se rend pas compte qu’ils sont vénéneux, on ne peut pas lui reprocher d’avoir eu conscience de son ignorance et d’avoir agi en dépit de celle-ci (on part du principe que cet hôte ne fait pas exprès d’empoisonner ses invités), mais son ignorance le rend dangereux tout de même. Il semble bien qu’empoisonner quelqu’un par ignorance soit répréhensible, quand bien même en l’occurrence l’ignorance n’est pas délibérée, à moins qu’on veuille considérer qu’il ne s’agisse que d’un accident et que donc, l’ignorance étant ici involontaire, l’ignorant n’est pas fautif. Il s’agit de décider si on donne plus d’importance à l’intention ou au résultat, ce qui est une autre question.

                On peut considérer, à tort ou à raison, que l’ignorance n’est répréhensible que lorsqu’elle est délibérée. Je ne parle pas le latin, mais je ne fais pas exprès d’ignorer cette langue, il se trouve juste que les choses sont ainsi, on ne peut pas me le reprocher. Le fait que j’ignore le latin ne fait pas en soi de moi un danger pour moi-même ni pour la société. Cependant, supposons que je me fais enlever avec quelques autres personnes par un groupe de personnages malintentionnés qui, pour une raison quelconque, s’expriment uniquement en latin. Comme ni moi ni les autres prisonniers ne comprenons cette langue, nous ne pouvons pas savoir quelles sont les intentions de nos ravisseurs ni comment nous défendre contre eux. Au bout d’un moment, ils finissent par tous nous tuer ; notre ignorance de leur langue nous a empêchés d’anticiper leurs actes et peut-être de pouvoir nous défendre contre eux. Si j’avais compris le latin, j’aurais pu comprendre nos ravisseurs, leurs intentions et peut-être avoir accès à d’autres informations, ce qui aurait pu hypothétiquement m’aider à me sortir de cette situation et de permettre aux autres captifs d’en faire autant. Mon ignorance me rend-elle responsable de ma mort et de celle des autres victimes ? À cette question il y a deux réponses évidentes, la première étant que les vrais responsables de nos meurtres sont naturellement ceux qui les ont commis et non nous-mêmes, la seconde étant que si mon ignorance me rend coupable, l’ignorance des autres les rend aussi coupables que moi, il n’y a pas de raison de faire peser le blâme sur moi en particulier. Faut-il en conclure que toutes les personnes ignorant le latin sont également rendues responsables de leur sort par leur ignorance ? Non, car en l’occurrence les vrais coupables sont les meurtriers, il serait injuste de rejeter la faute sur la victime. Pourtant, il n’en est pas moins vrai que la connaissance de la langue de leurs ravisseurs aurait pu leur sauver la vie, leur ignorance les a mises en danger ou, plus précisément, a aggravé le danger dans lequel elles se trouvaient déjà pour d’autres raisons.

                Il y a toute sortes de choses que nous ignorons et qui pourraient nous être utiles un jour en théorie. D’un certain point de vue, on peut nous reprocher tout le temps que nous ne passons pas à apprendre des choses, parce qu’il résulte de cela une ignorance qui pourrait nous faire du tort plus tard. D’un autre côté, si on s’adonne à l’apprentissage à l’exclusion de toute autre activité, il est évident que cela nous causera également des désagréments. D’autre part, chacun a fait l’expérience d’apprendre un certain nombre de choses qui ensuite ne lui ont jamais été utiles une seule fois au cours de l’existence. Manquer de connaissances peut être dommageable mais s’adonner à la quête exclusive de celles-ci le sera certainement (ne serait-ce que parce qu’il faut bien aussi manger, dormir, se laver et se rendre utile concrètement de temps à autres). Où se situe la frontière entre l’ignorance inévitable et l’ignorance blâmable, abstraction faite de la potentielle mauvaise volonté de l’individu concerné ? Quelle quantité de connaissance peut-on raisonnablement attendre de quelqu’un ? Doit-on attendre la même de tous ? À cette dernière question, la réponse semble être non, les différences d’âge et les handicaps possibles constituant des obstacles à l’égalité sur ce point. Devrait-on donner la priorité à l’acquisition de connaissances dans certains domaines en particulier ? Chacun devrait-il avoir le même socle de données ou devrait-on au contraire favoriser la spécialisation ? La société telle qu’elle fonctionne actuellement répond par là même partiellement à ces questions, mais elle ne prouve pas que ses réponses sont les bonnes.

                En définitive on est amené à penser, faute de trouver des marches à suivre plus précises, que chacun n’a qu’à faire de son mieux et s’en remettre à son propre jugement, ce qui est pour le moins assez vague. On peut aussi observer ses congénères, déterminer lesquels paraissent être de bons exemples et ensuite s’efforcer de les suivre, mais d’une part, aucun modèle n’est parfait, d’autre part, ce qui fonctionne bien pour une personne peut être inutile voire dommageable pour une autre.

                L’ignorance est-elle répréhensible ? La réponse dépend du contexte et celui-ci est sujet à des variations qui la rendent difficile à obtenir. Si on est ignorant, ce n’est pas un tort en soi ; si l’on s’aperçoit que l’ignorance d’un sujet précis fait du tort à soi-même ou à d’autres, il est préférable de remédier à cette ignorance, à moins que l’apprentissage, par le temps qu’il nécessite ou par sa difficulté, ne se fasse au détriment d’autres aspects de l’existence qui soient d’une importance égale ou supérieure – le degré d’importance de ces aspects pouvant être, là encore, difficile à déterminer. L’ignorance peut être répréhensible ou non suivant la situation et les autres valeurs auxquelles on donne la priorité ; l’essentiel est au moins de ne pas refuser le savoir par principe ; le reste semble être trop vaste pour qu’on puisse légitimement généraliser à son sujet et s’en tenir à une seule ligne de conduite systématique.

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