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Le Blog du Pollen Iodé

Le labyrinthe comestible

            L’artiste Marie Rose est plutôt passée de mode de nos jours, mais à une époque elle était connue pour ses installations censées dénoncer la société de consommation et avoir une relation interactive avec le public. Ces œuvres consistaient le plus souvent en sculptures ou en montages faits d’objets hétéroclites, rassemblés par de la colle forte ou du ruban adhésif. Typiquement, les gens qui visitaient les expositions de Marie Rose étaient interviewés à la sortie et leurs réactions, filmées, étaient diffusées lors des vernissages suivants, ou bien les visiteurs étaient invités à apporter les babioles de leur choix et à les ajouter aux montages préexistants, afin de donner à ces œuvres une dimension collective.

            Toutefois, quand elle atteignit l’âge quarante ans, pour célébrer ses vingt années de carrière, l’artiste décida de frapper un grand coup. Elle loua une patinoire et édifia sur la piste un labyrinthe dont les murs étaient entièrement faits en chocolat au lait, d’une hauteur de deux mètres cinquante pour cinq centimètres d’épaisseur. Au centre du labyrinthe était installée une récompense de nature non précisée, que remporterait la première personne à atteindre cette chambre secrète.

            Un certain nombre de personnes vinrent au labyrinthe uniquement pour se délecter de chocolat aux frais de Marie Rose, car la visite était gratuite, manger les murs était autorisé et les parties rongées étaient reconstituées pendant la nuit afin que les nouveaux visiteurs puissent trouver un labyrinthe intact le lendemain. Déguster ces murs appétissants mais déjà palpés par un certain nombre d’individus inconnus avant qu’on ne se présente soi-même était un choix d’une validité douteuse du point de vue de l’hygiène et de la santé, mais les curieux que cela ne découragea pas furent assez nombreux tout de même. Ceci étant, l’artiste faisait vérifier leur identité à l’entrée afin qu’aucun d’entre eux ne puisse parcourir le labyrinthe deux fois ; de plus, cachée quant à elle derrière une vitre sans tain qui surplombait son ouvrage, elle surveillait les allées et venues des gens à l’intérieur de celui-ci et en fit expulser quelques-uns qui, selon elle, faisaient usage de tricherie dans leurs tentatives pour atteindre la récompense cachée. Aucune consigne n’était donnée aux nouveaux arrivants, mais, avec le temps, on apprit que, pour les joueurs sérieux qui cherchaient réellement à atteindre le cœur du dédale, il était interdit d’avoir recours à des repères de type fil d’Ariane ou cailloux du Petit Poucet, de dessiner une carte du labyrinthe au fur et à mesure de la progression, de se renseigner au préalable à son sujet auprès de quelqu’un qui l’avait déjà visité, ainsi que d’amener de l’extérieur tout objet susceptible d’aider à s’orienter une fois à l’intérieur. Plusieurs personnes s’indignèrent devant ces règles arbitraires et formulées après coup, ce qui selon ces protestataires rendait l’expérience injuste, mais Marie Rose avait aussi engagé un service de sécurité chargé de veiller à la relative intégrité de son œuvre. Or ces vigiles étaient, eux, pourvus de plans qui leur permettaient de rapidement retrouver, attraper et faire sortir les gens identifiés comme tricheurs, de sorte que les incartades de ce genre ne se reproduisirent guère. Il était en revanche tout à fait autorisé d’essayer de se creuser un chemin en mangeant tout le chocolat qu’on trouvait devant soi, de manière à percer les murs successifs dans l’espoir d’atteindre le centre, mais cela exigeait d’en dévorer des quantités assez intimidantes. (On n’avait cependant pas le droit de le casser sans le manger, ceux qui essayèrent furent exclus). Certains visiteurs jeûnèrent durant les vingt-quatre heures précédant leur venue pour se mettre en condition, mais la quantité de sucreries qu’il était nécessaire d’ingérer avant d’atteindre l’objectif les écœura tous bien avant qu’ils ne puissent avancer significativement dans l’installation, si bien le recours à cette stratégie se solda à chaque fois par un échec.

            Le labyrinthe était vraiment très enchevêtré, ce qui faisait qu’atteindre son cœur simplement en y déambulant au petit bonheur la chance était fort improbable. Certains prétendirent s’en tirer grâce à des astuces (trouvées avant de se rendre à l’exposition et gardées en tête seulement, puisqu’il était interdit d’apporter des objets pour s’aider), comme celle qui consiste à longer systématiquement le mur de gauche, ou de droite, sans jamais s’en éloigner, ou bien d’autres qui servent à mémoriser le chemin déjà parcouru, mais Marie Rose avait prévu qu’on pourrait songer à ces ruses et elle avait dessiné le plan de son ouvrage de façon à les déjouer. Les couloirs étaient étroits et il était impossible à deux personnes, ou davantage, d’y marcher de front, ce qui, avec d’autres caractéristiques architecturales, rendait très fastidieux le travail en équipe ; d’autre part, l’acoustique du lieu était mauvaise, aussi les essais faits par quelques-uns pour communiquer avec ceux qui se trouvaient dans l’installation en même temps qu’eux ne donnèrent-ils pas grand-chose. Il faut dire aussi que leurs interlocuteurs étaient souvent de mauvaise volonté et n’avaient pas spécialement envie de les aider.

            Le premier qui vint à bout du labyrinthe de Marie Rose était un homme alors âgé d’une trentaine d’années, nommé Lucas Sabatier, déménageur de son état mais qui se trouvait à ce moment-là au chômage. Peut-être inspiré par son métier – il ne s’est pas exprimé à ce sujet – il attaqua un mur dès son entrée dans le labyrinthe et en mangea une bande étroite mais toute en longueur en s’arrêtant à peu près au niveau de ses genoux, puis juste à côté il croqua une nouvelle portion de largeur équivalente mais en s’arrêtant un peu plus haut que précédemment, puis il avala un troisième morceau en s’arrêtant encore un peu plus haut et ainsi de suite. Sabatier faisait partie de ceux qui avaient déjeuné léger avant de se rendre à l’exposition, de surcroît il était d’assez grande taille, ce qui lui permettait de casser le haut du mur et de le faire tomber vers lui sans trop de difficulté. Il poursuivit son entreprise de grignotage jusqu’à ce que s’élève devant lui une sorte d’escalier en chocolat, aux marches peu larges il est vrai, mais qu’il escalada pour atteindre le sommet du mur qu’il avait consommé, atteignant un emplacement qui lui permettait de voir le labyrinthe par le dessus. Lucas commença alors à s’avancer vers le milieu de la structure en marchant en équilibre sur la mince muraille, en posant soigneusement un pied bien devant l’autre. Il était assez adroit, pour autant ce n’était pas un équilibriste de profession et il chuta de son perchoir alors qu’il arrivait à quelques mètres du but. Sans se laisser déconcerter, il se mit à manger de nouveaux morceaux de mur de manière à se faire un autre escalier là où il se trouvait, puis il repartit et atteignit le centre du labyrinthe quelques minutes plus tard. Il sauta de sa place, ramassa la récompense, posée peu cérémonieusement au sol, puis repartit par où il était venu sans plus perdre l’équilibre. La récompense parut plus symbolique qu’autre chose, puisqu’il ne s’agissait que d’un simple peigne, d’ailleurs inhabituellement long.

            Pendant toute cette progression, des gens étaient installés sur des gradins autour de la patinoire (qui avait donc été momentanément modifiée et débarrassée de sa glace), car si l’on ne pouvait traverser le labyrinthe qu’une fois on pouvait revenir pour regarder d’autres s’y essayer autant qu’on le voulait. Dans le public, d’aucuns s’insurgèrent à la vue de la méthode employée par Sabatier et s’exclamèrent que c’était de la triche. On convainquit un vigile de quitter l’emplacement qui lui avait été attribué et d’aller interroger Marie Rose à ce propos, mais il revint en disant que l’artiste validait ce procédé, qui était, ajoutait-elle, conforme à l’esprit de l’installation. Son art ayant toujours eu une tournure assez hermétique, nul pouvait avec assurance la contredire à ce sujet ; peut-être la méthode de Lucas était-elle effectivement recevable selon les mystérieux critères de la créatrice, peut-être était-ce seulement que l’exposition allait bientôt fermer (la patinoire n’avait été louée que pour un mois) et que la dame était ennuyée de sentir l’échéance arriver sans avoir vu personne arriver au but normalement.

            Des journalistes interrogèrent ensuite Marie Rose sur la signification du labyrinthe en chocolat et surtout sur celle du peigne, mais elle fit les réponses cryptiques auxquelles la critique d’art était depuis longtemps accoutumée de sa part ; ceux qui prétendaient comprendre ce que racontait Marie Rose étaient plutôt rares et aucun ne s’était jamais avéré capable de traduire ses discours en langage courant.

            Lucas Sabatier, une fois rentré chez lui, cassa le peigne en quatre morceaux dont il se servit pour fabriquer des claquettes. À l’aide de celles-ci, il exécuta un petit numéro de danse qu’il filma et mit en ligne. La performance était quelque peu grotesque et fut même qualifiée de pathétique, mais la notoriété de Marie Rose assura celle de la vidéo de Lucas Sabatier – ceux qui s’intéressaient à l’œuvre de celle-ci allèrent presque tous voir le film produit par celui-là – et ce petit succès valut au jeune homme des offres d’annonceurs publicitaires, désireux de profiter de la popularité de sa petite danse en accolant leurs réclames à son très court métrage, qui lui-même inspira des imitations et des performances dérivées. Sabatier gagna ainsi un peu d’argent grâce à ces publicités sans lien direct avec lui, mais cet épisode lui permit surtout de retrouver un travail et il sévit lui-même pendant quelques temps dans le milieu publicitaire, en tant qu’acteur. Son absurde prestation avec le peigne cassé lui inspira aussi l’idée de se mettre à la musique de manière un peu moins désinvolte. À quelques temps de là, il avait appris à jouer authentiquement des claquettes, mais il ne chercha pas à exploiter professionnellement cette nouvelle aptitude.

            Par la suite, on questionna plusieurs fois l’artiste expérimentale sur ce chapitre de sa carrière. Elle exprima avec constance sa satisfaction à propos de la conclusion de l’exposition chocolatée et dit une fois vaguement qu’elle était contente du jeune Lucas qui « confronté à sa création (celle de Marie Rose) avait réagi de manière créative ». Les admirateurs estiment qu’il s’agit d’une déclaration sincère, les détracteurs pensent que c’est un simple boniment opportuniste. Les réalisations suivantes de la sculptrice furent moins spectaculaires, ce qui pourrait expliquer pourquoi elle est un peu oubliée aujourd’hui.

 

            Fin

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