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Le Blog du Pollen Iodé

Les voitures

            Quand j’étais petit, j’aimais dessiner des voitures. Je les représentais avec des couleurs sobres ou éclatantes, une forme longiligne ou compacte, en mouvement ou à l’arrêt, dans un décor ou sur un fond vide, de manière réaliste ou avec des extensions improbables comme des cheminées, des nageoires, des cornes, voire des lance-flammes.

            Mon père s’inquiétait de cette prédilection parce que j’avais l’âge où les enfants sont censés dessiner des bonshommes-bâtons. J’étais capable de tracer de tels bonshommes et je lui en fis quelques-uns pour le lui prouver mais, ce point une fois établi, je revins à mes voitures. « Et les gens ? me demandait mon père. Tu ne fais pas des messieurs et des dames aussi ? C’est plus intéressant que les voitures, les gens ». Pour me tirer d’affaire, je lui disais que les gens étaient assis à l’intérieur des voitures mais qu’on ne les voyait pas parce qu’ils étaient masqués par les portières, ou bien qu’ils n’étaient pas là mais qu’ils n’allaient pas tarder arriver, ils étaient seulement allés chercher leurs bagages pour les mettre dans le coffre. J’ajoutais des personnages à mes dessins si on insistait pour que je le fasse, mais je n’y tenais pas et ne le faisais pas spontanément, pour moi ils déparaient les illustrations et distrayaient l’attention du sujet principal.

            Pensant que j’étais anormal, mon père m’emmena chez une psy pour que celui-ci fasse en sorte que je dessine des bonshommes-bâtons comme tout le monde. La psy me posa des questions sur mes voitures et me demanda pourquoi je les dessinais de telle ou telle manière, mais j’étais largement trop petit pour avoir des théories artistiques et je me contentais donc de répondre « parce que j’en ai envie ». La dame me demanda si je préférais telle ou telle marque de voiture, photos à l’appui, et m’interrogea sur mes connaissances concernant les diverses pièces qui servent à la construction d’un véhicule. Je crois qu’elle attendait de moi que je sois une sorte d’idiot savant et elle fut déçue que je ne sois pas capable de distinguer au premier coup d’œil une Citroën d’une Renault et de voir que généralement les considérations techniques me laissaient froid. Elle finit par dire à mon père qu’il n’y avait pas à se faire de souci, tous les enfants ont des marottes, il y en a pour qui ce sont les animaux, les poupées ou les cartes à collectionner, moi c’étaient les voitures et voilà tout. J’appris à ne plus montrer de dessins de voitures à mon père et à ne plus lui apporter, si je voulais lui faire plaisir, que des représentations de personnes humaines – plutôt moins bonnes que mes autres crayonnages, n’importe qui le dirait en les voyant, mais cela ne semblait pas le gêner.

            Le goût du dessin me passa en grandissant. Je passai au collège, où mes condisciples se mirent à s’intéresser aux filles et à en parler assez souvent. Ceux qui parmi nous avaient des amoureuses – ils étaient minoritaires –, se voyaient dotés de ce fait d’un prestige supérieur à celui des collégiens célibataires et prenaient des airs entendus et mystérieux pour parler de leurs copines. Ils les avaient embrassées ou bien touchées ou les deux, cela n’allait pas plus loin parmi les garçons de ma connaissance et, aussi intéressant que cela pût être, ils n’avaient, en réalité, pas beaucoup de choses différentes à raconter à ce sujet si bien qu’il me semblait qu’en somme, factuellement, on avait assez vite fait le tour de la question, ce qui ne les empêchait pas d’en discuter très longuement et plus qu’exhaustivement. Quant à moi, le plus souvent je ne voyais pas bien ce que mes copains trouvaient à ces filles, ce n’étaient à mon sens que des personnes de notre âge un peu bêtes et plutôt ordinaires, à vrai dire je trouvais mes copains eux-mêmes plus intéressants, par exemple Julien qui avait une vaste collection de jeux vidéo et m’en prêtait quelques-uns, Alex qui m’aidait avec mes devoirs ou Elliott qui était un virtuose du skate et s’en servait pour glisser élégamment sur toutes les rampes d’escaliers auxquels nous avions accès au collège ou dans ses environs immédiats. Mon père, préoccupé pour mon manque de curiosité pour le sexe opposé, formula avec appréhension des insinuations destinées à s’enquérir de mon éventuelle homosexualité ; ma mère, que cela laissait indifférente, le rabroua en se moquant un peu de lui. À l’époque, je ne savais pas ce que signifiait être gay au juste, je savais seulement que le relatif ennui que m’inspiraient les collégiennes mettait mon père mal à l’aise. Les copains auxquels je fis part de mon désintérêt furent beaucoup plus explicites que lui et exprimèrent ouvertement la même hypothèse que l’auteur de mes jours. Saisissant vaguement que ce n’était pas une caractéristique désirable à leurs yeux, même si je ne voyais pas clairement où était le problème ni même de quoi on parlait exactement, je réagis par des dénégations vigoureuses, dont tout le monde fut satisfait et sur lequel on ne revint plus. Je peux dire tout à fait franchement aujourd’hui que je n’ai effectivement jamais été attiré par les gens de mon sexe ; j’eus quelques copines plus tard dans ma vie, mais à l’âge, normal mais sans précocité, que j’avais atteint alors, cela n’était plus guère considéré comme ayant une incidence sur le statut. Dans l’intervalle, je simulai soigneusement l’intérêt pour les filles, intérêt que je finis par éprouver à la longue mais que je restai apparemment un peu plus longtemps que les autres sans ressentir ; comme mes amis et moi avions d’autres centres d’intérêt communs, je n’avais à simuler qu’une partie du temps et pouvais pour le reste partager sincèrement leurs goûts et leurs opinions, de sorte que la nécessité occasionnelle du recours au faux-semblant ne me gênait pas trop.

            Durant mes études, je suivis une formation en vue de travailler ultérieurement dans le secteur agro-alimentaire. Ce qui m’intéressait, c’était d’informer les consommateurs sur la composition de ce qu’ils mangeaient ou buvaient et la manière dont les produits étaient conçus. Je fis un stage au cours duquel je m’attendais à ce qu’on m’enseigne à communiquer le plus efficacement possible sur ces données avec la clientèle, mais ce en vue de quoi on m’entraîna avait surtout trait aux méthodes pour promouvoir au mieux n’importe quel produit et pour en vendre la plus grande quantité possible tout en restreignant au maximum le coût de production. J’eus la naïveté de m’en étonner, car comme on l’aura sans doute compris depuis un moment à présent, j’avais une certaine tendance à être à côté de la plaque, même si en grandissant l’habitude me permit de rendre ce fait entièrement invisible dans la plus grande partie des cas. Comme le stage pour lequel j’avais signé était tout de même nommément un stage de communication, j’insistai pour qu’on me forme sur ce qui m’intéressait. L’homme chargé de me superviser en savait, du reste, réellement plus que moi à ce sujet et s’il ne m’en avait pas parlé, ce n’était donc pas par ignorance ; il me donna quelques notions à ce sujet, mais c’était par complaisance, car lui-même ne s’en servait jamais dans le cadre de sa profession, il ne pensait pas que j’en aurais l’utilité non plus et il me plaisanta sur la candeur de mes conceptions. J’admis ce dernier point assez facilement mais continuai à poser des questions sur ceux qui retenaient mon attention. Mon maître de stage y répondit de manière pertinente quoique très succincte, mais il n’y venait jamais de son propre chef et, après avoir formellement satisfait mes attentes, il se tournait toujours vers ce dont j’aurais véritablement à m’occuper souvent dans le cadre de ma fonction, selon lui (ce en quoi la suite lui donna raison). Je n’appris jamais de détails autres que le strict nécessaire dans le cadre de mon stage que j’avais pourtant ostensiblement choisi pour accroître mes compétences en communication. Ma compréhension de ce terme n’était pas la même que celle de mes enseignants. Dans l’ensemble, ce dont ils m’instruisirent s’avéra conforme à ce que je rencontrai ensuite dans ma vie professionnelle et j’appris à laisser de côté ce qui m’avait initialement motivé pour entrer dans ce secteur, puisque, dans mon milieu, nul n’en avait que faire.

            Je suis assez doué pour la simulation et la dissimulation, en sorte que la plupart des gens n’ont conscience ni de l’une ni de l’autre. Il y en a pourtant qui voient à travers le voile et me demandent d’être plus sincère. Je leur demande alors si c’est bien ce qu’ils veulent car l’expérience m’a suffisamment démontré que la spontanéité ne me rend pas populaire. Immanquablement, ils me répondent par l’affirmative et je soulage alors leur curiosité là où elle a été piquée. À chaque fois, l’écart entre ce que les gens souhaitent voir et la réalité est assez important, de sorte qu’en toute circonstance ils se montrent très contrariés parce ce que je leur réponds et ce, quel que soit le degré de ménagement que je mette dans mes propos. Généralement, ils me reprochent ensuite de leur avoir dit ces choses qui leur déplaisent, encore que quelques individus plus raisonnables parviennent à ne pas me blâmer d’avoir fait justement ce qu’ils m’avaient demandé, après que je les ai mis en garde à ce sujet : ils se contentent d’être déçus sans m’adresser de reproches. Mais ceux-là sont rares.  

            Dernièrement je me suis remis à griffonner des voitures pendant mon temps libre. J’ignore pourquoi. Elles sont différentes de celles que je dessinais étant petit mais ont quand même un style qu’on peut qualifier de plutôt enfantin. Je ne les montre pas à mon entourage, car tout m’encourage à penser que l’ensemble de celui-ci réagirait peu ou prou comme mon père. J’imagine que j’aimerais bien rencontrer quelqu’un qui apprécierait mes dessins, mais ce que je voudrais surtout, ce serait que les gens qui se jugent en quête de vérité admettent que, au moins pour une grande partie d’entre eux, l’objet réel de leur recherche n’est pas la connaissance du réel, mais plutôt une collection suffisamment riche d’informations qui leur sont agréables.

 

Fin

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