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Le Blog du Pollen Iodé

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            Adrien arpentait la salle de pause à grands pas, discourant avec animation et agitant les bras. On le voyait rarement s’exprimer autrement. Edmond l’écoutait en se tenant à une distance prudente de son collègue, craignant d’être taché par les gouttes de café qui jaillissaient de son gobelet en plastique.

            Edmond était employé chez Pulse Images, une entreprise qui fournissait des services d’infographie, depuis une dizaine d’années. Adrien avait commencé à y travailler deux ans plus tôt comme stagiaire, pendant ses études, avait été embauché dans la foulée, une fois diplômé, puis avait été assez rapidement promu à un poste de cadre. Son aîné, qui exerçait encore la même fonction de premier échelon pour laquelle on l’avait recruté initialement, attendait déjà vainement une augmentation de salaire au moment où le garçon avait commencé son stage. Le jeune cadre était fiancé à une certaine Mélissa, qui appartenait au département des ressources humaines de l’entreprise. La veille, dans le local des imprimantes, Edmond avait par hasard surpris la jeune femme en train d’enlacer un autre ancien stagiaire, qui le lui rendait avec enthousiasme. Le spectateur involontaire de leurs ébats ne comptait pas éternellement cacher le fait à Adrien : ce jeunot, dont l’arrivée chez Pulse Images datait quasiment de la veille, se comportait déjà comme s’il savait tout sur tout et passait son temps à conseiller paternellement ses pairs, qu’ils le veuillent ou non, avec une prédilection pour Edmond, qui ne savait que faire pour interrompre son débit verbal fulgurant. Le seul point sur lequel il hésitait, c’était le moment qu’il choisirait pour faire sa révélation à Adrien : devait-il la placer immédiatement, pour lui couper enfin le sifflet, ou attendre une heure où ce dernier ne montrerait pas autant d’entrain, par exemple à l’issue d’une de ces réunions interminables et fatigantes dont il se plaignait régulièrement ? Si l’annonce était faite sur-le-champ, son effet serait plus spectaculaire, mais si elle était différée, elle pourrait entamer davantage le moral du jeune homme, résultat qui avait aux yeux d’Edmond un attrait non négligeable.

            Pour l’instant, il penchait plutôt pour la seconde option, mais la première représentait une tentation à laquelle il peinait à résister. Adrien dissertait sur la manière dont l’entreprise se serait beaucoup mieux portée si c’était lui qui l’avait dirigée. Son collègue n’écoutait pas très attentivement son discours, mais çà et là des mots qui le faisaient penser à tout autre chose qu’à des questions de gestion frappaient ses oreilles : Adrien parlait de collaborateurs peu consciencieux qui écornaient le budget, de ses échanges avec des entreprises partenaires, des divers moyens de fidéliser la clientèle et à chaque coup, Edmond devait se retenir d’intervenir avec un « à propos de cornes… », « en parlant de partenaires… » ou encore « et justement, puisqu’on parle de fidélité… ». Il ne faisait pas de grands efforts pour cacher sa distraction et quelqu’un qui lui aurait prêté attention l’aurait facilement remarquée, mais le cadre, trop plein de son sujet, n’était pas en mesure de le faire. Je vais lui dire, pensait son auditeur attentif, je vais lui dire, ç’aurait plus drôle d’attendre un jour où il aurait été moins en forme, mais tant pis, je vais lui fermer son clapet maintenant, il est vraiment casse-pieds et l’occasion est trop bonne.

            Il ouvrit la bouche pour mettre son projet à exécution, mais au même instant, une jeune femme entra d’un pas pressé dans la pièce et se dirigea vers une des machines à café : Mélissa elle-même.

            « Mon cœur ! s’exclama Adrien. On se retrouve à la sortie ? On se fait un petit resto ? Je t’invite !

– Non, merci Adrien. D’ailleurs puisque tu es là, il faut qu’on parle. Je pense qu’il faut qu’on arrête de sa voir. J’ai besoin de souffler. Nan, en fait, j’ai rencontré quelqu’un ».

            Mélissa donna quelques détails, conformes à la réalité, mais sans aller jusqu’à raconter la scène qu’Edmond avait surprise la veille : en apercevant le couple, il avait refermé la porte discrètement au bout de quelques secondes, si bien que les intéressés, très absorbés par leur occupation, ne l’avaient pas vu. Dans la salle de pause, l’employée des ressources humaines ne vit pas non plus Edmond, car il se tenait un peu retrait, sans intention préconçue, mais le fait est qu’en se tenant près de l’entrée on pouvait facilement ne pas le remarquer. Adrien, qui était mortifié mais ne désirait pas attirer l’attention de son ex-fiancée sur ce point, bredouilla pendant quelques minutes, mais il était trop désarçonné pour argumenter ou demander plus d’explications. Mélissa ne fit rien pour l’y encourager. Elle lança seulement un « bon, je suis pas en avance, j’y vais » puis sortit après lui avoir froidement fait la bise. Le cadre, un peu hagard, se tourna vers Edmond qui se mit à examiner les prix des boissons, affectant une pudeur destinée à donner à l’autre un peu de temps pour se remettre. Mais il le regardait tout de même du coin de l’œil pour jauger sa réaction.

            Il lui sembla qu’Adrien vacillait légèrement. Le plus âgé des deux infographistes ressentit comme un infime pincement. Eh bien, se dit-il, ce pauvre gamin, il est tout décomposé, ça l’en rendrait presque sympathique, à croire que quelqu’un de tout à fait différent est venu le remplacer, ce jaseur. Le souvenir des minutes précédant la déclaration le fit se rembrunir. Tandis que son cadet quittait la pièce à son tour, il revint à sa première idée : « Ah, j’aurais dû le lui dire tout de suite en fin de compte, ç’aurait été plus gratifiant si je l’avais mouché moi-même. J’ai laissé filer l’aubaine, c’est tout moi ça, tiens ! »

 

Fin

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